Conversation entre Alice Diop et Yolande Zauberman
ALICE DIOP Notre compagnonnage amical et artistique m’est très précieux. Voir ton film me permet de cheminer à travers ma propre pratique et d’élucider certaines zones d’ombre. Personne d’autre que toi ne procède comme tu le fais. Réfléchir à tes films, c’est réfléchir au cinéma contemporain. Peu de films donnent autant à penser pour une ou un cinéaste. Chaque fois que tu évoques avec moi un de tes projets, je ne sais jamais ce à quoi m’attendre. Je n’arrive jamais à me représenter tes films avant de les voir. Sans doute pour toi, ces projets doivent rester de l’ordre de l’informulé avant d’être tournés. Découvrir tes films relève de la sidération. Pendant les deux ans où tu travailles, je ne comprends rien à ce que tu prépares, et lorsque j’assiste à la projection, je suis stupéfaite de ce que je vois, qui se situe précisément à l’endroit des questions qui se posent à nous, cinéastes, et nous, citoyens. Ce qui me stupéfait, c’est de constater que tu as trouvé le seul endroit habitable pour toi en ce moment, le seul endroit pour penser quelque chose du soin que tu portes à ce territoire déchiré : cette rue, avec ces femmes.
YOLANDE ZAUBERMAN Si je suis dans le secret pendant que je tourne mes films, c’est sans doute parce que je procède de façon instinctive. Même les gens avec qui je travaille, je ne leur dis pas grand-chose. Mais j’ai dans la tête ce que je cherche et, comme en amour, j’ai le sentiment que si je formule les choses, elles vont s’évaporer. Je commence toujours par balbutier des questions qu’un bébé poserait s’il avait la parole. Je cherche le seul endroit où je peux me placer. Pour moi, filmer est un acte amoureux. C’est aussi une danse. C’est la rencontre entre quelque chose de très ancien, certaines obsessions, et quelque chose qui s’improvise et dont il faut suivre le rythme. Je lisais récemment un texte sur Spinoza qui explique qu’on est tous faits de boue et dans cette boue, il y a une lumière – une idée vraie qui relève du miracle. Il ne croit ni aux forts ni aux faibles, juste à celui qui suit cette idée vraie.
ALICE DIOP Réalises-tu qu’il s’agit là de tous tes films ? Ils lient la boue et le soleil. Tu trouves dans La Belle de Gaza l’endroit où l’on peut se soigner et qui fait la jonction entre des corps fracassés et la lumière. Dans Would you have sex with an Arab? ou dans M, en posant des questions qui ont besoin d’être posées, tu résous quelque chose d’une tension entre la violence d’une impossibilité et la promesse d’une rencontre.
YOLANDE ZAUBERMAN La différence entre la nuit et les ténèbres, c’est que la nuit contient encore des lumières. Dans La Belle de Gaza, comme dans les deux autres films de cette trilogie de la nuit, je cherche la lumière pour repousser les ténèbres. Qu’est-ce qui peut encore nous éclairer ? Le visage d’un être aimé, celui de ces femmes, qui m’ont bouleversée.
ALICE DIOP Comment t’es-tu retrouvée là, dans cette rue ?
YOLANDE ZAUBERMAN Ces trois films sont comme des poupées russes. Une nuit, pendant le tournage de M, j’étais en voiture avec Menahem. Soudain, on aperçoit une très belle femme trans dans la rue. Menahem sort précipitamment de la voiture et court vers elle. Mais elle s’enfuit. Il revient et dit à la caméra: «Mes parents ne veulent pas de moi, mes enfants ne veulent pas de moi, les femmes trans ne veulent pas de moi! ». Pour intégrer cette scène, j’ai voulu filmer de dos une femme trans qui s’enfuit. Je l’ai trouvée Paris, Janvier 2024 avec deux autres filles, toutes trois arabes, dans la rue Hatnufa qui deviendra le décor principal de La Belle de Gaza. Elles ont accepté de courir pour moi. Une fois rentrée à Paris, Sélim Nassib, mon compagnon qui prenait le son du film et parle arabe, m’apprend que l’une de ces filles lui avait dit qu’elle avait marché de Gaza à Tel Aviv. Il fallait que je la retrouve. À chacune des occasions qui m’ont été données de revenir là-bas, j’ai cherché cette Belle de Gaza. Cette recherche est devenue la colonne vertébrale du film. On était bien avant le 7 octobre et Gaza me paraissait déjà être l’enfer sur terre, une prison aux portes infranchissables. En plus, c’est le lieu où se déroule l’histoire de Samson et Dalila.
ALICE DIOP Comment relies-tu cette histoire à ton film?
YOLANDE ZAUBERMAN Samson est juif, il est l’amant de Dalila qui est philistine – l’ancien nom des Palestiniens. Il a les cheveux longs comme ceux d’une femme, ce qui fait de lui l’homme le plus fort du monde. Son secret : ne jamais se couper les cheveux. Après une nuit d’amour, Dalila parvient à lui faire avouer d’où vient sa force et, pendant son sommeil, elle lui coupe les cheveux. Les Philistins capturent Samson et l’attachent aux colonnes du temple. Il demande à Dieu de lui rendre sa force, ne serait-ce qu’un moment, et Dieu le lui accorde. Alors Samson tire sur les cordes qui l’entravent et fait s’écrouler le temple sur les Philistins et sur lui-même. Enfant, cette histoire m’a beaucoup impressionnée. Lorsque j’ai appris selon la Bible qu’elle s’était passée à Gaza, j’ai pensé qu’il fallait prendre soin de cette ville. Cette histoire est celle d’un suicide collectif. Cela me serre le cœur depuis toujours. La Belle de Gaza, pour moi, sort de ce mythe.
ALICE DIOP C’est là où tes films sont politiques d’une manière inattendue. Tu cherches une femme trans palestinienne qui a quitté Gaza à pied pour rejoindre Israël. Ta recherche fait de ton film un film politique à un endroit qui déstabilise tous les fondements des représentations qu’on se fait de ce territoire, de ces gens et de ce conflit. Tout est résumé dans cette recherche.
YOLANDE ZAUBERMAN Chacun de ces trois films, quelque chose dans mon dos me poussait à les faire. Avant le cinéma, j’étais assez paralysée, un peu couarde. La caméra m’a mise debout. Mon corps, à mon grand étonnement, s’est mis en marche. J’ai l’impression que nous, les cinéastes, sommes comme des sourciers qui avancent avec leur bâton pour trouver...
ALICE DIOP Je ne suis pas sûre que tu pourrais expliquer de façon rationnelle pourquoi tu te trouves dans cette rue mais personne d’autre que toi ne peut s’y tenir, mener cette enquête, regarder ces femmes et les filmer, les accueillir, être accueillie, et peut-être soigner un peu leurs blessures.
YOLANDE ZAUBERMAN J’ai vu le film de Wim Wenders sur Anselm Kiefer qui dit : « Les mythes expliquent l’Histoire plus que toute rationalité ». Je crois à ça. Je n’essaie même pas de penser rationnellement à ce que je fais. Mes films sont des films-miroirs, ils nous regardent. Avec la caméra, on voit encore plus ce qu’on voit. Si l’on se tient droit, au bon endroit, une danse miraculeuse s’invente d’elle-même.
ALICE DIOP Peux-tu expliquer pourquoi cela t’importe tant de te placer à l’endroit de la jonction, à l’endroit de la faille ?
YOLANDE ZAUBERMAN Parce que c’est le seul où j’arrive à être ! Je suis attirée par cette faille, je me sens comme sur la crête d’une vague ou sur un fil. Moi qui ai le vertige, je sais que je peux tomber à chaque instant. Mais je ne sais pas être ailleurs, je ne vois même plus rien si je suis ailleurs. Mon cœur n’est ouvert qu’en ces endroits - et je ne vois qu’avec mon cœur.
ALICE DIOP Est-ce parce que dans ces endroits de faille, un lien est encore possible ?
YOLANDE ZAUBERMAN D’une certaine manière, il y a quelque chose chez moi de l’enfant un peu pétrifiée qui se demandait comment faire pour réparer le monde, comment agir face à ce qu’on ne comprend pas.Quand j’étais en Afrique du Sud, je me disais qu’il fallait écrire une histoire du plaisir de l’Autre – dont trop de gens se coupent sans même le savoir. Moi, j’ai besoin de l’Autre. C’est lui qui me réveille. Sans lui et sans le cinéma comme fenêtre sur le monde, je serais morte.
ALICE DIOP C’est ce qui est beau. En t’écoutant, même si tes trois films ont des sujets différents, on sent que tu y cherches la même chose. Moi, qui suis pourtant beaucoup dans l’analyse, je n’ai pas envie que tu formules clairement tes intentions, mais j’ai envie de t’entendre sur tes obsessions, ton processus, ta nécessité d’être à ces endroits spécifiques. Au début de La Belle de Gaza, une femme trans juive, Israela, raconte qu’elle a vécu une histoire magnifique avec un rabbin. Elle parle de la vie de la nuit, ce moment où elle est tombée amoureuse. Il y a là toute la question de la singularité qui vient bousculer les représentations qui sont souvent des lieux communs.
YOLANDE ZAUBERMAN Tout ce que veulent ces femmes, c’est devenir elles-mêmes. C’est ce qu’on désire tous. Elles ont une hallucinante intelligence de la vie.
ALICE DIOP Leur profondeur d’analyse est saisissante. Comment vous êtes-vous choisies ? Car pour faire un film pareil, il faut un accueil réciproque.
YOLANDE ZAUBERMAN Talleen, je l’avais filmée dans M et Israela est l’agent de Talleen. Quand j’ai tourné M, Israela m’a raconté qu’elle était mariée à un rabbin à Bnei Brak, une ville juive orthodoxe, où vivait aussi Menahem. Elle avait fait sa transition à l’âge de dix-huit ans et elle a commencé à tchater avec ce rabbin via Facebook avant de se marier avec lui. Il n’a jamais réalisé qu’elle était une femme trans. Jusqu’où jour où elle a voulu divorcer. Quant à Danièle et Nathalie, ce sont elles que j’ai filmées dans la rue au moment de M. Nadine, cette fille qui chante la sourate à la fin du film, je l’ai connue avant sa transition. J’avais déjà été happée et fascinée par elle, mais elle ne voulait pas que je la filme. Un mois plus tard, elle m’a rappelée…
ALICE DIOP Mais pourquoi acceptent-elles de jouer le jeu de ton film? Leur as-tu expliqué ce que tu cherchais ?
YOLANDE ZAUBERMAN Je cherchais La Belle de Gaza, elles ont senti que nos rencontres étaient importantes pour moi. Je crois aussi qu’être regardées comme ça est devenu précieux pour elles comme pour moi. Mais rien ne s’énonce. Je n’explique rien. C’est une danse qu’on danse ensemble.
ALICE DIOP Combien de temps filmes-tu ?
YOLANDE ZAUBERMAN Je fais ces films en plusieurs étapes. Je ne reste pas longtemps. Parce que cela pourrait poser problème dans certains endroits. C’est très intense. Ces femmes se servent aussi de moi pour faire un parcours de vie. Toutes se transforment et le fait d’être filmées sur un temps long n’y est pas pour rien. Elles m’ouvrent à des choses inouïes. Et comme j’arrive avec un non-savoir total, elles m’expliquent tout. Mon équipe est très réduite. Mon homme, mes amis. Je filme l’intimité de ces femmes depuis mon intimité à moi. Il n’y a rien de professionnel dans ma démarche.
ALICE DIOP Cela se sent dans ta façon de les filmer, de les regarder: tout est toi dans ces trois films. Il paraît évident que tu ne peux pas déléguer ce regard-là à un cadreur, par exemple. Pour ma part, je sais que ton film est le film dont j’ai besoin aujourd’hui pour réparer la blessure qui me traverse. Je pense aussi qu’il doit rester à cet endroit nébuleux, car il constitue une expérience à vivre pour chacun. Toutefois, il y a une scène stupéfiante qui me reste en mémoire : celle où Nathalie, quelques jours après son opération, porte le voile, entre en religion et récite la Fatiha. Cette scène est sidérante de beauté et très effrayante aussi, car elle expose le film à de potentielles attaques. En es-tu consciente ?
YOLANDE ZAUBERMAN Nathalie a fait des cauchemars effrayants, et depuis elle est devenue religieuse mais ne regrette pas une seconde sa transition. Je ne ressens pas de crainte devant cette scène. Juste de l’émotion. Quand j’ai réalisé M, plein de gens avaient peur pour moi, pas moi. Qu’est-ce qui pourrait choquer dans tout ça ? Je ne le comprends vraiment pas.
ALICE DIOP C’est au fond le film en entier qui pourrait choquer, car il se situe à un endroit non-identifié, profondément politique, qui bouscule toutes les représentations qu’on peut se faire.
YOLANDE ZAUBERMAN Ce film, comme tous ceux que j’ai faits, parlent à des individus, rien qu’à des individus. Je sais qu’il y a des choses qui peuvent être dangereuses, mais là, je n’en ai pas l’intuition. Quand je suis partie en Afrique du Sud, une loi venait de passer, qui menaçait de seize ans de prison les gens pris avec une caméra à la main. Jamais je n’aurais pris la décision d’y aller si j’avais été au courant de cette loi. Il se trouve que j’étais déjà en chemin quand elle est passée. De la même manière, je n’aurais pas tourné La Belle de Gaza si le 7 octobre avait eu lieu. Je l’ai tourné avant, et ça a donné ce film.
ALICE DIOP J’ai vu La Belle de Gaza avant le 7 octobre, je l’ai revu peu après, et ton film m’a consolée. Ce qui est fou, c’est qu’il est traversé par ce qui se passe à Gaza sans jamais y faire référence ; ces femmes ne parlent jamais de Gaza. Pourtant, la question, jusqu’au titre, traverse tout le film de manière souterraine.
YOLANDE ZAUBERMAN C’est le centre du film, parce que c’est l’endroit impossible. Gaza, c’est l’impensable. Une fille a fait ce trajet de l’impensé jusqu’à nous. Et je lui ai parlé sans savoir qui elle était, puis je suis partie à sa recherche.